Bienveillance psychédélique

Je viens de dévorer un article passionnant – pas seulement parce qu’il nous cite, mais c’est la raison pour laquelle le site Research-Gate a attiré sur lui mon attention – qui replace dans leur contexte les termes sous lesquels les effets psychiques de la kétamine ont pu être décrits depuis sa synthèse en 1962 par Calvin Stevens.
Edwards Domino, et son compère Gunther Corssen (Domino n’était que pharmacologue, il lui fallait un associé anesthésiste) furent les premiers à administrer la kétamine à des êtres humains (Il s’agissait de détenus de la prison du Michigan, mais je vous rassure, une clause éthique avait été signée). Domino rapporta, bien des années plus tard, que c’est sa femme Toni qui inspira le terme « anesthésie dissociative », lorsqu’il lui décrivit l’état particulier des sujets de l’expérience. En réalité, ce terme avait été utilisé plusieurs années auparavant par Collins, dans un article publié en 1960 par Anesthesia & Analgesia (la revue américaine dans laquelle nous avons publié notre article sur l’eskétamine, ma collègue Sabine Himmelseher et moi). Ce travail décrivait très précisément les effets de deux arylcyclohexylamines précurseurs de notre kétamine : la phencyclidine, ou PCP, commercialisée sous la dénomination de Sernyl, qui devait connaitre ultérieurement une carrière de « street-drug » sous l’appellation de poussière d’ange (Angel’s Dust) et l’éticyclidine, PCE ou CI-400 qui ferait une brève apparition, rapidement détrônée par le composé d’investigation 581 ou… kétamine. Corssen pour sa part pensait que le terme provenait de leur observation de la dissociation entre thalamus et cortex, signature électroencéphalographique de la kétamine. Il est probable que l’ensemble de ces explications sont fondées, Domino ayant édifié son épouse sous l’influence des observations mentionnées.
Toujours est-il que j’avais appris qu’il ne fallait pas employer le terme « psychédéliques » pour décrire les effets psychiques qui nous concernent, mais celui, plus approprié, de « psychomimétiques », qui se réfère aux effets « psychose-like » de la kétamine (mimant les symptômes de la schizophrénie) ce qui, vous en conviendrez, est potentiellement péjoratif.
Dany Diep et coll. énumèrent les termes successifs qui ont été employés et leurs fréquences respectives : dissociation, psychomimétique, hallucinations, délire, onirique, mystique, psychédélique… Ils démontrent, littérature à l’appui, que la façon dont a été appréhendé l’effet mental de la kétamine influe fortement la connotation agréable ou pénible des effets psychiques observés au réveil. Nous savons grâce à Michael Balint que « placebo is a strong medicine ». La façon dont on explique au patient comment va se dérouler son réveil a un effet déterminant sur ce qu’il ressentira. La communication thérapeutique nous enseigne qu’il est préférable de demander au malade « avez-vous suffisamment chaud » plutôt que « n’avez-vous pas froid ? ». Il en est de même de l’explication selon laquelle le patient pourrait « faire des rêves agréables » plutôt que « risquer de faire des cauchemars ou d’avoir des hallucinations ». Diep et coll. insistent sur l’ambiance confortable et bienveillante qui devrait présider à l’administration de la kétamine. Je dirai qu’elle devrait l’être pour l’administration de toute anesthésie…
L’article démontre, bien que les mécanismes en soient différents, les similitudes entre les effets de la kétamine et ceux des psychédéliques sérotoninergiques (comme la psilocybine ou le LSD). Or de nombreuses études sont désormais publiées sur les effets « réparateurs » et bénéfiques des « états de conscience modifiée » procurés par ces hallucinogènes, dans des contextes de dépression, d’addiction – notamment à l’alcool – de syndrome de stress post-traumatique et plus encore dans les états de détresse psychologique induits par les cancers ou les maladies en phase terminale, tels qu’on peut en rencontrer dans les services de soins palliatifs.
C’est également mon expérience, moi qui ai administré de la kétamine à des milliers de patients pendant les 40 années de mon exercice de médecin-anesthésiste. Certains m’ont parlé d’un état de bien être absolument extraordinaire, d’autres sont passés de l’angoisse pré-opératoire à la sérénité en salle de réveil, certains m’ont fait savoir qu’à l’issue de l’anesthésie que je leur avais prodiguée, ils avaient abandonné une addiction. D’autres enfin ont acquis soudainement l’équanimité nécessaire à l’approche de leur mort.
Nombre de mes collègues se demandent pourquoi je chéris ce médicament et comment je procède pour que mes patients ne délirent pas (ça arrive parfois, mais je vous le promets : c’est exceptionnel). J’ai écrit un livre pour partager ce que certains appelleront mes « recettes », mais il est clair que les mauvaises conditions d’administration, en particulier lors de son introduction en Europe en 1970, ont fait le lit de la réputation hélas sulfureuse de la kétamine. Son emploi n’est malheureusement quasiment pas enseigné en France, une demi-heure la plupart du temps, qui omet toutes ses applications analgésiques hors du bloc opératoire. Les instances dites savantes s’en méfient à tel point, qu’elles n’ont pas appréhendé le bond qualitatif indubitable que nous observons à l’hôpital Cochin depuis l’introduction de l’eskétamine. Celle-ci n’est pas dépourvue d’effets psychiques, comme nous l’expliquons dans l’article d’A&A et comme le confirment Diep et coll. mais ceux-ci sont clairement plus souvent agréables (c’est seulement partiellement expliqué) que ceux induits par la kétamine dite racémique.
On est au cœur du métier d’anesthésiste et de médecin : le médecin doit avec bienveillance « se prescrire lui-même » selon les propres mots de Balint. Nous sommes fondamentalement destinés à atténuer la souffrance, à défaut de la supprimer. C’est la raison pour laquelle je ne me priverai plus de qualifier de psychédéliques les effets psychiques de ce médicament « magique », qualifié d’indispensable par l’organisation mondiale de la santé.