Djibouti, démons et merveilles, 1995

Djibouti, démons et merveilles, 1995

Nous sommes depuis sept mois installés au fin fond de la Corne de l’Afrique, dans ce pays mythique des Afars et des Issas, qui a vu passer Rimbaud, Teilhard de Chardin, Henri de Monfreid, Kessel. Nous habitons une maison blanche dotée d’un petit jardin où un Bougainvillier commence à fleurir. Certains prétendent que Djibouti est le seul endroit au monde où il est envisageable de cuire un œuf sur le capot d’une voiture. Sans accorder crédit à de telles fanfaronnades, reconnaissons qu’il fait la nuit en été 36 degrés dans la maison, et que la fraicheur nocturne relative n’empêche pas les pales du ventilateur de couper tranche à tranche l’air épais comme du manioc.

Le temps s’égrène différemment, et j’en veux pour preuve mon réveil-matin électronique qui refuse obstinément de donner l’heure exacte. On n’en est pas à une variation de tension ou à une coupure d’eau près. Le calendrier même, se mêle de nous emmêler : Samedi et Dimanche sont jours de semaine, le week-end va de Jeudi midi à vendredi soir et on finit par ne plus très bien savoir quel jour commence.

Mais Djibouti la nostalgique offre, au passant qui s’aventure sous les arcades décrépites de la place Ménélik, le charme des odeurs d’encens qui flottent au-dessus des vendeuses de Khat, le regard doux d’un petit âne ou d’un cabri, le sourire pétillant de malice d’une fillette en guenilles, les couleurs somptueuses des robes rouges, rose tyrien et safran, allumées par le soleil couchant.

Djibouti, c’est aussi la plage où dorment les démunis les mieux lotis du monde, qui tous les jours s’éveillent dans la splendeur solaire offerte sur la mer étale où se découpe la silhouette hiératique des flamants roses. C’est Khor-Ambado et ses falaises menaçantes, ses sables traitres, ses poissons somptueux, ses caravanes de dromadaires faméliques et ses épineux tordus par la persévérance du vent. C’est le melting-pot où se mêlent et se mélangent Somalis, Danakils, Ethiopiens, Yéménites, Indiens, Européens et Asiatiques… On y marchande beaucoup, et si l’artisanat local ne produit guère que les poignards anguleux des nomades, on y trouve tout ce qui provient de la Corne : bibles Éthiopiennes, jeux d’échecs et de solitaire malgaches, œufs d’autruche, masques Kényans… On déniche tout ça aux « caisses », la rue grouillante qui longe la mosquée, comme on s’approvisionne en légumes – presque tous importés – mangues, bananes, gros poissons (mérou, barracuda, dorade…) piments rouges, herbes bizarres et parfumées au marché attenant dont une des caractéristiques majeures est d’héberger des milliards de mouches. Les pêcheurs offrent régulièrement d’énormes langoustes aux allures antédiluviennes qui viennent dormir en rangs serrés dans les bacs de notre congélateur.

Nous vivons de grandes aventures comme l’expédition en convoi de véhicules 4×4 au lac Assal, étendue éblouissante située 150 mètres au-dessous du niveau de la mer, à environ 130 km de Djibouti. Paysage de création du monde : chaos basaltiques du Goubet al-Kharab au fin fond du golfe de Tadjoura, épaisses coulées de laves en deuil, lugubres comme les abords de Médine en Arabie, cônes parfaits des volcans miniatures face à la demi-sphère ocre de l’ile du diable, mer agitée et chaude du Goubet, bleu-roi, outremer, presque violette, dont on dit qu’elle abrite requins et monstres des profondeurs. Lac Assal, le sel de la terre, lentille turquoise au fond d’un cirque terre de Sienne, puis mirage d’une infinité de nuances opalines, banquise de sel bordant une eau lourde, émeraude, vagues aplaties issues de l’infini, léchant l’incroyable fractale des trémies étincelantes, immuables et mouvantes. Et si les cristaux paraissent vivre comme des plantes que parfois ils enserrent et couvrent d’une splendeur sépulcrale, alentour les végétaux eux-mêmes, tordus, dépouillés et blanchis par des vents chamaniques, semblent minéralisés. Entre le Goubet et le lac, une faille titanesque née des temps immémoriaux où marchait la première Eve, parachève cette impression de tectonisme cyclopéen.

C’est aussi Dikhil, à environ 2 heures de route de Djibouti. On traverse petit et grand Baras, les 2 déserts avoisinants. L’un verdoyant après le déluge (quand il a plu !) et foisonnant de papillons piérides, peuplé de dromadaires et de vautours – l’autre, ancien lac asséché, étendue de limon sec et craquelé, longue de 20 km, emplie de mirages et de tourbillons de sable. A Dikhil, on déjeune à « la palmeraie » autour d’une grande table ombragée et fraiche : on y déguste en sybarites la seule, et délicieuse, spécialité locale, le cabri farci.

Tant d’impressions nouvelles, comme un milk-shake banane dégusté à la paille avec sérieux par mon enfant, ses deux menottes posées sur la table basse de l’établissement aux allures de café maure de la rue de Rome. C’est là que se rencontrent les petits métiers : le cireur de chaussures disparu pendant de longues minutes avec une de mes savates, me laissant un pied à l’air et rongé par le doute, pour finalement me rapporter un soulier méconnaissable et brillant comme neuf. C’est dans ces rues également que se déroule sans interruption l’âpre lutte pour la vie, le combat sans pitié des gosses des rues et des infirmes de tout poil pour décrocher un poste de « chouf » (gardien) auprès de l’imposante voiture quatre roues motrices – Mitsubishi Pajero bleue métallique, moteur diésel, 11 Chevaux fiscaux – qui, outre les services rendus sur la piste de Khor-Ambado, digne des tronçons les plus inhumains du Camel Trophy, s’avère indispensable pour affronter les ornières des rues de Djibouti la rebelle et surtout pour encaisser – c’est un vrai tank – avec le minimum de risques un éventuel carambolage, pas si improbable que çà eu égard aux techniques de conduite autochtones. Après des pluies torrentielles, qui peuvent survenir à l’improviste malgré le fait que Djibouti ne connait pas 8 jours de précipitations par an, elle sert aussi de véhicule amphibie.

Bien entendu, je soigne les bobos d’une partie importante de notre rue sur la presqu’ile du Héron. Ma clientèle privée commence à la guérite du militaire en armes qui garde la résidence de Monsieur l’ambassadeur d’Arabie Saoudite, à deux pas de chez nous. A l’hôpital – ex infirmerie-hôpital de Djibouti, popularité en hausse depuis que l’hôpital civil (Peltier) est entré en lente décomposition – j’ai pas mal de travail… A Noël, à l’issue d’une semaine de garde, j’ai vu défiler dans le service un véritable musée pathologique. Des maladies dont les noms exotiques ne laissent pas présumer la nuit d’enfer (le père Noël est une ordure) que j’ai passé le 25 décembre entre 2 et 7 heures du matin : accès pernicieux palustre en défaillance multiviscérale, arrêt cardio-respiratoire secondaire à une morsure de serpent, déshydratation aiguë d’un nourrisson de 1650 grammes, sepsis catastrophique chez une grande brûlée… sans compter un purpura fulminens et un infarctus antéro-septal, trois de ces horribles maladies survenues dans la communauté indienne très éprouvée cette semaine-là.

Comme ce pays âpre et austère, les djiboutiens désorientent au premier abord. Mais leur fatalisme devant les évènements tragiques de l’existence est tout sauf de l’indifférence. Quelque part, je les admire et les respecte beaucoup.

Djibouti, c’est aussi la décrépitude… après avoir subi un tremblement de terre l’an passé, essuyé de sempiternelles pannes (de courant, d’oxygène, d’air à usage médical, de climatisation, de radio), notre vénérable hôpital a été englouti jusqu’à la ceinture lors du raz de marée de l’Oued Ambouli. Les pluies torrentielles tombées sur Djibouti et sur les montagnes où l’Oued puise habituellement ses maigres forces ont dévasté la ville basse, emportant tout sur leur passage, y compris les bovins dont certains ont été récupérés dans le port international par la marine française. A l’hôpital, on se serait cru sur la place Saint-Marc lorsqu’on s’y déplace en barque. Dans mon bureau, ma paire de sabots flottait tranquillement dans l’eau boueuse. 3 mois plus tard, le limon du fleuve s’attarde encore nostalgiquement çà et là. Ma voiture tous terrains s’est révélée un bon investissement : je suis passé à gué avec de l’eau presque au-dessus du capot.

En dépit de tout, la ville reste fascinante : lumières nocturnes du monde flottant à l’extrémité de la plage de la siesta, maisons blanches et arrondies, éclairées comme un tableau de Magritte dans la douceur du soir, parfum colonial des murs décrépits, effervescence perpétuelle d’une humanité laborieuse devant la gare de la ligne djibouto-éthiopienne qui donne une idée assez précise de ce que devait être Capharnaüm dans les temps anciens et qui me rappelle un autre endroit fascinant du côté opposé du globe : le port de Manaus en Amazonie. Mais c’est là une autre histoire…

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