Fausse note
Comme d’autres de mes collègues, j’ai été pour ainsi dire interloqué par la récente « note eskétamine » de la Société Française d’Anesthésie Réanimation (SFAR). La « note » – on ne sait pas bien ce qu’elle pourrait valoir du point de vue de la médecine fondée sur les preuves – dénigre cette molécule, commercialisée depuis un quart de siècle en Allemagne, en prétendant qu’il s’agit d’un médicament psychiatrique venu tardivement à l’anesthésie pour laquelle il n’aurait aucun intérêt. On était habitué à ce que la kétamine soit présentée comme l’anesthésique des chevaux mais c’est un peu fort de café quand cette affirmation erronée émane d’une société savante qui se prétend le garant de la médecine factuelle.
L’eskétamine, étudiée depuis les années 80, utilisée sur des centaines de milliers de malades depuis 1997 dans les pays du nord de l’Europe, a bien été commercialisée comme anesthésique général. Son autorisation comme antidépresseur est considérablement plus récente, puisqu’elle ne date que de 2019 aux États- Unis.
Méconnaissance ou erreur délibérée, dans les deux cas, l’affirmation me semble problématique.
En ce qui me concerne, comme d’autres spécialistes de la kétamine, j’attendais depuis des années cette kétamine purifiée, débarrassée de l’énantiomère lévogyre qui n’a pas d’intérêt à être injecté à des malades dans le cadre de l’anesthésie ou de l’analgésie. La SFAR elle même, qui ne craint pas de revenir sur ses affirmations, n’en disait que du bien dans une autre mise au point datant de 2018.
Deux laboratoires courageux se sont finalement lancés dans l’aventure de demander une AMM en France. On ne voit pas très bien quels travaux supplémentaires seraient nécessaires. J’ai recensé plus de 300 articles (en dehors des centaines traitant des effets antidépresseurs de la kétamine comme de l’eskétamine) publiés souvent dans les meilleures revues internationales, qui démontrent pour la plupart la supériorité de l’eskétamine non seulement du point de vue des effets secondaires sur le système cardiovasculaire et le cerveau, mais surtout sur la qualité de réveil qui reste LE problème de la kétamine racémique. Pas tellement les effets psychomimétiques qui sont faciles à gérer par une titration prudente, mais les effets excessivement sédatifs qui relèvent à mon avis d’un syndrome anticholinergique central que permet justement d’esquiver l’eskétamine.
On a finalement un analgésique deux fois plus puissant, à même d’améliorer les techniques dites d’analgésie préventive au prix d’une moindre toxicité, et qui permet une émergence de meilleure qualité. L’augmentation du prix invoquée par la SFAR est une histoire à la Raymond Devos. Cinq fois rien, ce n’est pas grand chose : 2 euros 50 cents l’ampoule, à comparer aux centaines ou milliers d’euros des dispositifs chirurgicaux…
De grâce, évitons de jeter le bébé avec l’eau du bain.
…
Postscriptum du 4 novembre 2023.
Depuis ce billet d’humeur, la fameuse « Note de la SFAR » qui commence par ce gros mensonge a été publiée sans vergogne par la petite revue en langue française (non indexée) Anesthésie et Réanimation. J’ai proposé une réponse, mais l’éditeur de cet organe de la SFAR n’a pas souhaité la publier. Dont acte. Ironie du sort, mon article de synthèse sur l’eskétamine (narrative review) a été accepté pour publication dans une prestigieuse revue américaine.