Les 13 vies de la kétamine

Les 13 vies de la kétamine

Comme les chats, la kétamine, cet agent anesthésique synthétisé en 1962, a connu plus d’une vie.

Commercialisé en 1970 sous le nom de Kétalar, elle a très tôt déclenché des réticences en raison des effets psychédéliques (en fait, psychomimétiques) qu’elle provoquait chez les malades. En réalité, ces délires, hallucinations et autres voyages astraux ne se manifestent que lors d’une utilisation inadaptée. Au fil des années, les anesthésistes ont appris à « dompter » la molécule qui fut largement utilisée pendant la guerre du Vietnam. Hélas, elle devint à cette époque une drogue connue dans les rues sous le nom de « spécial K ».

Ces problèmes puis l’arrivée du propofol (Diprivan), un anesthésique très maniable toujours en usage aujourd’hui, ont relégué dans la pénombre la kétamine au cours des années 80 et 90. Ainsi, lorsque j’ai commencé l’apprentissage de l’anesthésie en 1985, à l’hôpital Saint-Antoine à Paris, je suis tombé sur une ampoule de Kétalar, et quand j’ai posé la question, les « grands » m’ont répondu : « ça ? pas la peine que tu le connaisses, on n’en utilise plus ». C’est en 1985 au semestre suivant, à l’hôpital Saint-Vincent de Paul, que le docteur Dominique Daihle Dupont, trop tôt disparue, me fit découvrir les subtilités de l’usage de cet hypnotique magnifique dont je devais ultérieurement tomber véritablement amoureux.

A la fin des années 90, lorsqu’il fut reconnu que les morphiniques, les plus puissants analgésiques utilisés (l’opium était connu depuis la plus haute antiquité), provoquaient paradoxalement une hypersensibilité à la douleur dénommée « hyperalgésie induite par les opioïdes », et que ce phénomène mettait en jeu des récepteurs du glutamate appelés récepteurs NMDA, la kétamine, dont il venait d’être découvert qu’elle inhibait précisément ces récepteurs, fut ressortie des étagères où elle prenait la poussière depuis 20 ans.

Mais ce n’est pas tout. Une propriété mise en évidence expérimentalement en 1975, fit un retour triomphal dans les années 2000, lorsqu’il fut redécouvert que la kétamine était aussi un antidépresseur. C’est en 2019 qu’elle est commercialisée comme spray nasal au Etats-Unis sous le nom de Spravato, avec comme indication la dépression résistante aux traitements classiques.

Finalement, l’eskétamine, une forme purifiée (c’est un isomère qui dévie la lumière à droite, on parle d’énantiomère) vient d’obtenir une autorisation de mise sur le marché en France sous le nom d’Eskésia. Ce n’est pas trop tôt, puisqu’elle était utilisée en Allemagne depuis 1997 sous le nom de Kétanesth.

Hypnotique décrié, anesthésique de guerre, drogue des rues, molécule reléguée, antihyperalgésique retrouvé, antidépresseur adulé, énantiomère purifié, comme si ces différentes vies ne lui suffisaient pas, un autre talent caché de la kétamine vient d’être révélé par le film de Ron Howard intitulé « 13 vies » (qu’on peut voir sur Amazon Prime, avec Colin Farrell, Viggo Mortensen, Joel Edgerton).

Ce film raconte l’improbable sauvetage d’une équipe de douze jeunes footballeurs thaïlandais, les sangliers sauvages, qui s’étaient trouvés, avec leur entraineur, bloqués plusieurs semaines dans une caverne, la grotte de Tham Luang, par la montée des eaux.

L’extraction des enfants, qui n’avaient que 13-14 ans, paraissait impossible, au travers de plus de 1000 mètres de galeries étroites complètement immergées, à tel point qu’il avait été envisagé d’attendre plusieurs mois, le temps de leur apprendre la plongée en caverne, pour les faire sortir.

Devant l’imminence de la mousson, l’eau qui montait, l’oxygène qui baissait dans la grotte, la noyade d’un des plongeurs, les sauveteurs, une équipe anglo-saxone hyper spécialisée, dont l’un des membres, Richard Harris, était anesthésiste, fait ce pari invraisemblable : évacuer les enfants endormis, comme des paquets, dans une combinaison de plongée, au travers d’un réseau souterrain inondé dont le parcours prenait plusieurs heures.

Il fallait une molécule pouvant être administrée en intra-musculaire, à travers la combinaison de plongée, limitant l’hypothermie et l’hypotension en contractant les vaisseaux, et surtout autorisant la respiration sans l’aide d’un respirateur artificiel.

Un seul anesthésique pouvait relever le défi : la kétamine.

Ses détracteurs devraient en prendre de la graine.

L’histoire avait été relayée par CNN, puis publiée dans le New England Journal of Medicine. Dommage que les modalités d’administration de la kétamine n’aient pas été précisées. Aussi incroyable que cela puisse paraitre, les 13 personnes convoyées sous l’eau sous anesthésie générale grâce à la kétamine furent ramenées vivantes.

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