Yémen, Arabie heureuse, 1995
A l’époque de mon séjour à Djibouti, dans la corne de l’Afrique, lorsque j’étais chef du service d’anesthésie-réanimation de l’hôpital Bouffard, il s’est avéré que j’ai sauvé la vie d’un patient somali qui vivait en brousse. J’avais réussi à le convaincre de rester hospitalisé dans l’attente de se faire poser un pace-maker à Djeddah et bien m’en pris car il fit effectivement un arrêt cardiaque, et je me revois l’intuber, à plat ventre, dans sa chambre où il était tombé comme une masse (je crois même que c’est une des rares fois où j’ai brisé une dent dans l’imbroglio de l’urgence). Son fils, alors propriétaire de l’agence Air Yemenia, en signe de gratitude, m’organisa un voyage au Yémen, qui était encore à cette époque l’ « Arabie heureuse ».
Les temps ont malheureusement bien changé et cet endroit merveilleux de la péninsule arabique, que j’avais déjà eu l’occasion de visiter lors de la première guerre du Golfe Persique, est de nos jours ravagé par une terrible guerre civile qui n’est rien de moins que l’échiquier sur lequel se déchirent des confessions musulmanes ennemies.
Cela ne signifie pas pour autant que le voyage était sans dangers. Les tribus yéménites étaient à cette époque déjà armées de kalachnikovs, mais qui servaient surtout à célébrer de façon pétaradante les mariages traditionnels, et notre guide était armé d’un pistolet qui, dans mon souvenir, était plaqué argent. Il fallait craindre les enlèvements contre rançons qui, bien que rares, n’étaient pas exceptionnels.
Tout le territoire n’était pas ouvert, d’ailleurs, et la vallée de l’Hadramout, avec ses villes mythiques de Tarim et Shibām, surnommée « la Chicago du désert », restait inaccessible, au Sud.
Mais nous avions pu visiter Sanaa, dont mon souvenir le plus émerveillé sont les appels à la prière dans la lumière cristalline de l’aube, qui semblaient se répondre en échos décalés comme un chant en canon, et Taez que nous avions survolée dans des turbulences qui me laissent un souvenir plutôt … moite.
Je me souviens des immenses vallées cultivées en espaliers, chaque sommet dominé par les fortifications des « maisons-tours » d’un village, les fundunks, hôtels pittoresques à la propreté souvent douteuse, la nourriture délicieuse, d’allure méditerranéenne, l’odeur de l’encens, les femmes voilées et les hommes en veste occidentale sur leur djellaba, mais ceins de la belliqueuse Jambia (on écrit aussi jambiya), ce poignard traditionnel qui fait penser à Tintin au pays de l’Or Noir.
Et bien entendu, omniprésent, indispensable, consubstantiel au Yémen, le Qât (ou Khat) dont les feuilles étaient éparpillées au fond du taxi qui nous menait de l’aéroport à l’hôtel. Nous avions d’ailleurs été invités au Mabraz, la pièce traditionnelle, véritable institution nationale où les hommes se rassemblent l’après-midi pour « brouter » (c’est le terme à Djibouti) ces feuilles riches en amphétamines végétales (Cathine et surtout Cathinone), que je goutai plus tard, invité dans le Mabraz djiboutien de mon propre banquier, et sur laquelle toxicomanie je publierais d’ailleurs plusieurs articles scientifiques.
Je ne savais pas que je métrais plus de 25 ans à revisiter ces images, mettant à profit l’hiver parisien et sa fameuse grisaille pour les scanner (grâce à mon célèbre scanner de diapositives maison) et les réhabiliter dans leur initiale splendeur.