Agrément de la kétamine pour la douleur chronique : enfin !
Synthétisée en 1962 et utilisée en clinique depuis plus de 60 ans, la kétamine racémique est le mélange de deux énantiomères (dextrogyre + lévogyre). Avec un recul de plus d’un demi-siècle d’utilisation (elle a été commercialisée en 1970), c’est un médicament particulièrement sûr, qui, contrairement aux opioïdes, respecte les fonctions circulatoire et surtout respiratoire.
Elle a reçu initialement une AMM (autorisation de mise sur le marché) pour l’anesthésie, mais est utilisée « hors AMM » dans le traitement des douleurs chroniques depuis plus de 30 ans, particulièrement les douleurs devenues réfractaires à toutes les autres thérapeutiques, notamment aux opioïdes. Les premiers travaux dans ce domaine sont les séries japonaises d’Oshima et de Kanamaru, qui montraient dès 1990 l’efficacité de faibles doses de kétamine (10-20 mg/h) sur des douleurs cancéreuses intolérables devenues réfractaires à la morphine, et l’étude contrôlée en double aveugle contre placebo de Backonja en 1994, qui montrait que 0,25 mg.kg-1 de kétamine amélioraient les phénomènes d’hyperalgésie chez les patients souffrant de douleurs neuropathiques.
Dans le domaine de la douleur chronique, la kétamine est utilisée en troisième intention, après une escalade des associations d’antalgiques de pallier II, d’antiépileptiques et d’antidépresseurs puis le recours aux morphinomimétiques et aux techniques non médicamenteuses, comme la TENS par exemple. Elle s’avère irremplaçable chez des malades confrontés à des souffrances insupportables en impasse thérapeutique.
En 2006, l’éditorial d’Akporehwe, publié dans le British Medical Journal estimait que la kétamine avait une place dans le traitement de la douleur neuropathique réfractaire, telle que la névralgie post-herpétique, la douleur post-amputation, l’ischémie spinale, les névralgies plexiques, le VIH, le cancer et dans les douleurs nociceptives, y compris les douleurs myofasciales et ischémiques. Elle est en effet efficace vis à vis de douleurs neuropathiques d’origine périphérique ou centrale, du syndrome douloureux complexe régional (Complex Regional Pain Syndrome, CRPS), d’algies secondaires à la sclérose en plaque, de membres fantômes, d’algies faciales, de migraines ou d’érythromélalgies, de douleurs d’ischémie chronique des membres inférieurs ou de fibromyalgies.
De très nombreux travaux ont confirmé l’efficacité, au moins partielle, de la kétamine dans le traitement des douleurs chroniques réfractaires aux autres traitements. Je l’utilisais déjà dans cette indication dans les années 90 et il y a dix ans, Franceline Marchetti et moi avions publié une série de 51 patients souffrant de douleurs réfractaires aux traitements usuels, traités à la Pitié Salpêtrière (l’hôpital parisien où j’ai été formé dans les années 80), et chez deux tiers desquels la kétamine administrée per os avait entrainé un soulagement des douleurs, très prolongé dans la moitié des cas.
Il y a dix ans, le laboratoire Renaudin et moi-même avions échoué à obtenir cette AMM, que cette année l’ANSM a enfin acceptée. Principe de précaution oblige, la France a été très en retard dans ces indications de la kétamine, soulagement de la douleur, aiguë et chronique, que je défends depuis des années, comme elle l’est actuellement sur le développement de l’eskétamine. Espérons que cette fois-ci le bon sens prévaudra, et que l’eskétamine, qui n’est rien d’autre que le principe actif du racémique, sera à son tour logiquement agréée dans cette indication.
La crainte d’effets toxiques (urologiques, hépatiques, neurologiques) est bien entendu légitime, et sera sérieusement prise en compte (voir le RCP – résumé des caractéristiques du produit) mais la peur irraisonnée des comportements addictifs, au reste rares par rapport à l’ensemble des « club-drugs« , ne devrait pas faire oublier les centaines de milliers de morts imputables à la crise des opioïdes. Or la kétamine est précisément l’un des éléments de réponse à cette épidémie catastrophique.