Une fourmi de 18 mètres
Dans l’odyssée des fourmis, Audrey Dussutour et Antoine Wystrach se posent en dignes successeurs de Maurice Maeterlinck qui, après une extraordinaire « vie des termites » avait écrit en 1930 une « vie des fourmis » devenue, hélas, introuvable.
Les fourmis nous ont précédé, et de loin, sur cette planète, qu’elles habitent depuis plus de 100 millions d’années ! La biomasse de leurs plus de 15 000 espèces est supérieure à la notre. Rappelons que les mammifères ne représentent que 0,3% de la biodiversité animale, contre 85% pour les insectes. Leur intelligence pragmatique et leur prodigieuse mémoire nous ont servi de modèle pour développer des systèmes d’intelligence artificielle. En sus de leur cerveau, qui possède deux hémisphères et une trentaine d’aires cérébrales distinctes, elles ont des amas de neurones qui gèrent les mouvements complexes de leurs six pattes et de leurs ailes. Chacune de leurs 500 000 à 1 million de cellules nerveuses peut établir des connections avec 100 000 de leurs voisines. Ce ne sont pas des automates, mais de petits êtres qui apprennent tout au long de leur existence et constituent des sociétés extrêmement complexes.
Minuscules (la plus grosse, la reine des Magnans, fait tout de même 5 cm de long), elles sont dotées d’une force colossale. Elles ont colonisé tous les milieux, jusqu’aux plus inhospitaliers. Certaines se grillent les pattes dans des déserts où il peut faire 70 degrés au soleil. Elles ont un sens de l’orientation incroyable. Certaines sont aveugles, d’autres dotées d’une vision excellente, qui leur permet de s’orienter par rapport à l’horizon et au soleil. Elles communiquent par l’intermédiaire de phéromones, leurs antennes possédant jusqu’à 400 types de récepteurs olfactifs et se transmettent de la nourriture d’individu à individu par trophallaxie. Elles peuvent faire preuve d’une abnégation totale, et d’altruisme vis à vis de leurs sœurs, comme de la plus grande férocité. Elles travaillent de leur naissance à leur mort, sans discontinuer, même si on apprend que certaines peuvent être paresseuses. Certaines sont cultivatrices d’autres, éleveuses, certaines peuvent même être esclavagistes. Elles obéissent toutes à des règles strictes, dictées par la survie de la colonie qui peut atteindre des millions d’individus.
On nous parlera de la fourmi bouledogue (Myrmecia), dont la piqure est très douloureuse, qui peut mordre même lorsqu’elle est coupée en deux, une as de l’orientation, de Pachycondyla chinensis, la fourmi aiguille asiatique et de Temnothorax albipennis qui travaillent en tandem, de Menomorium pharaonis, la fourmi pharaon, qui se trémousse pour rameuter ses congénères à grands renforts de phéromones, de Cephalotes maculatus, la fourmi tortue qui peut servir de porte en obturant de son corps l’orifice du nid qu’elle a volé à un autre insecte, de Polyrhachis rufipes, la fourmi épineuse, agile et sournoise, qui usurpe les pistes de Gnamptogenys menadensis, sa voisine, de Cataglyphis, qui dans le désert repère les cadavres d’insectes grillés par la chaleur à l’odeur de leurs nécromones, dont elle détecte des quantités infinitésimales à plusieurs mètres de distance,
On nous parlera de Harpegnathos saltator, la fourmi faucille, dont la chasse s’apparente à celle du tigre, de Dorylus, la fourmi Magnan d’Afrique, dont la colonie peut renfermer 20 millions d’individus et qui se déplacent par milliers à la recherche de nourriture (elle dévorent tout sur leur passage). Leur morsure est si forte que les populations autochtones s’en servent comme points de suture ! D’Ectatomma ruidum qui chasse les abeilles à l’affut, d’Azteca andreae qui forme une relation fusionnelle en communicant par substances chimiques interposées avec l’arbre trompette, dont elle occupe les tiges creuses, et qu’elle protège contre les végétariens voraces, de Pogonomyrmex badius, la fourmi moissonneuse, dont la piqure est horriblement douloureuse et qui stocke des centaines de milliers de graines dans le nid dont elle change tous les trois mois, d’Aphaenogaster rudis sur les frêles épaules de laquelle repose la survie de plusieurs plantes.
Et on parlera aussi de la fourmi champignonniste, Atta, un as de l’agriculture. Son nid peut posséder jusqu’à 8000 chambres interconnectées, ventilées et tempérées, où elle entasse des millions de fragments de feuilles sur lesquelles elle sème un champignon qu’elle cultive avec dévouement en lui administrant des antibiotiques! Et de Pseudomyrmex ferrugineus, d’autres fourmis qui arrosent également d’antibiotique leur arbre fétiche, de Camponotu schmitzi, qui vit en symbiose avec une plante carnivore, de Lasius niger, la fourmi noire des jardins, la bergère des pucerons, de Camponotus atriceps, les bergères de la chenille du papillon Anatole rossi.
Je pourrais continuer ainsi jusqu’à la fin de ce livre passionnant écrit à quatre mains avec beaucoup d’humour et d’admiration. On apprend que certaines fourmis servent toute leur existence de récipient pour d’autres, que d’autres se sacrifient pour sécuriser la fourmilière le soir, restant à l’extérieur où elles se font dévorer par les prédateurs, qu’elles viennent aussi au secours de leurs congénères blessées. Ce livre est un hymne à la création et à la biodiversité. Le refermer, c’est ressentir un émerveillement renouvelé pour la complexité de la vie sur terre et une vive admiration pour ces petites ouvrières dévouées à leur communauté jusqu’au sacrifice de leur vie.