Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon
Je n’ai pas lu tout Jean-Paul Dubois, mais peu s’en faut.
Je ne me souviens plus si j’ai d’abord rencontré « Kennedy et moi » sous les auspices du livre ou du film, mais si j’avais quelques romans à emporter sur l’ile déserte, il en serait sans aucun doute (avec Cent ans de solitude, ça va de soi). En tout état de cause, Jean-Pierre Bacri restitue de façon bluffante l’allure désabusée et revenue de tout de ce quinquagénaire en proie aux affres de la « middle life crisis », dont les excès désinhibés font tourner son entourage en bourrique.
Mes autres choix de prédilection sont sans conteste « vous plaisantez monsieur Tanner » qui raconte les mésaventures désopilantes d’un homme jusque-là sans histoires que l’idée prend de retaper la maison dont il a hérité, et « Parfois je ris tout seul » qui a l’avantage pour entrer dans l’œuvre d’être une compilation de textes courts, d’une ou deux pages, qui sont un condensé de ce que l’auteur a de meilleur, désabusement et humour pince sans rire, sans oublier les descriptions amoureuses des motorisations de diverses automobiles. J’y ajouterais « Les accommodements raisonnables » (les charmes de la vie conjugale selon Dubois) et « La succession », un grand Dubois assurément, qui transite par le pays Basque et sa pelote.
Aussi ai-je été tout satisfait que cet auteur de mes préférés reçoive le prix Goncourt 2019 et sans aucun doute, « Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon » n’usurpe en aucune façon ce prix très prestigieux.
Jean Paul Dubois y surfe au sommet de son art et nous raconte toute une vie, dans un va et vient stratégique entre passé et présent. Le présent, c’est la cellule de prison sordide que le héros, qui s’exprime à la première personne, partage avec un Hells Angels énorme, un peu simple, qui scinde le monde entre les amoureux de Harley-Davidson et les autres, qui méritent seulement « d’être ouverts en deux ». Le passé, c’est cette blessure qui a mené Paul Hansen, concierge de l’Excelsior, à la prison de Montréal, et qui se manifeste dans les visites quotidiennes de ses fantômes familiers.
Entre les flatulences de son meurtrier de Hells Angel et les souvenirs de la mésentente conjugale de ses parents, un pasteur originaire du Jutland (au nord du Danemark) et une toulousaine engagée, gestionnaire d’un cinéma dont les programmes ne plaisaient guère au pasteur, Paul se remémore la trajectoire qui l’a mené à rencontrer Winona Mapachee, la femme de sa vie, une sang-mêlé au métissage tout aussi improbable que le métissage parental, pilote d’un petit hydravion, à la fois algonquine et irlandaise, et qui pour lui représentait « un condensé de deux mondes très anciens ».
Dubois nous emmène de Toulouse au Danemark, d’une église envahie par des vagues de sable aux scories amiantées d’une ville minière défigurée par des gouffres noirs, d’un long voyage automobile effectué à bord d’une NSU ro 80, aux doux ronronnement d’un avion taxi au-dessus des magnifiques étendues canadiennes.
On entend dans le roman « craquer les coutures du vieux monde » et lutter les forces antagonistes qui se disputent les valeurs de l’existence humaine entre la marchandisation vulgaire et les idéaux des anciens dieux algonquins.