Ron Mueck, 10 ans après
Dix ans après sa deuxième exposition à la Fondation Cartier, Ron Mueck revient en majesté.
Les thèmes ont apparemment changé, les échelles se sont encore dilatées,
mais c’est bien la même inquiétante étrangeté.
Mass (2017) est une accumulation monumentale de cent crânes humains colossaux.
Le médecin que je suis ne peut qu’être admiratif de l’hyperréalisme dans la reproduction minutieuse de l’orbite, de la qualité du spongieux ou des sutures interosseuses, des ailes du sphénoïde, des trous de la base qui donnent issus aux 12 nerfs crâniens, anatomie que j’étudiais moi-même jadis, fasciné, sur un vrai crâne humain.
Le crâne en général, humain en particulier, est un modèle de perfection. Il est magnifique, à la fois lisse et anfractueux, n’oublions pas que sous sa coupole s’abrite l’objet le plus complexe de l’univers. Pourtant, cet empilement de crânes blanchis renvoie immanquablement à tous les massacres perpétrés sous les ailes rouges de la guerre, aux catacombes et autres nécropoles qui, comme les vanités, avertissent de la brièveté de la vie humaine.
Dans la pièce à côté nous attend un immense bébé de 5 mètres de long, « A girl », réalisé en 2006. C’est l’autre extrémité de la vie humaine, exprimant la même solitude, avec son visage marqué par l’épreuve de la naissance, comme résigné par la vie qui l’attend, strié de sang et relié à un cordon ombilical translucide plus vrai que nature.
A l’étage inférieur, dans la pénombre, « Three dogs » n’est pas moins inquiétant. Ces énormes molosses noirs n’ont pas l’air spécialement bienveillant. On sent la puissance retenue et on entendrait presque le grondement sourd. En ce qui me concerne, ils m’évoquent Cerbère, le chien tricéphale, bien sûr : après le traumatisme de la naissance et le blanchiment de la dernière dépouille, nous voici à la porte des enfers.
Sur un podium, en face de « three dogs », la première œuvre inachevée qu’accepte de dévoiler Ron Mueck : « This little Piggy ». C’est la mise à mort d’un cochon. Une œuvre d’autant plus violente qu’elle est pleine de vie. La position des quatre agresseurs est emplie d’énergie et de mouvement. Là encore, cette sculpture exprime la tragédie de l’existence. Comment l’homme doit coopérer pour mettre à mort l’animal qui lui donne vie. Tout un programme qui incite au végétarisme. En l’occurrence, ces quatre individus seront jugés aux portes des enfers pour leur forfait.
Dans la pièce voisine, « Man in a boat » (2002), où comment l’existence qui nous a jeté dans la vie entend nous mener en bateau. L’homme nu n’a pas de prise sur la direction de l’embarcation. Ses bras sont croisés, comme pour évoquer son impuissance ou sa résignation face au long voyage qui va le mener du début (A girl) à la fin (Mass), du forfait (A little Piggy) à la punition (Three dogs).
Ainsi Ron Mueck nous impose un voyage en nous-même, dans les méandres sombres de notre psychologie humaine, face à nos angoisses, face aux crimes de l’humanité contre la vie, contre l’homme, contre la planète, qui appellent une inévitable sanction. Et pour finir, « Three Dogs, a Pig, and a Crow », le film qui accompagne l’exposition et qui montre le lent et minutieux travail de l’artiste qui réalise lui-même ses sculptures monumentales. On y ressent la concentration, la préoccupation et le besoin de solitude. Le seul individu qui vient rompre celle-ci est un corbeau, un oiseau de malheur…