Antimachus

Antimachus

Je fis la rencontre d’Antimachus durant ma prime jeunesse, sur les bancs de l’école communale, par une histoire puisée dans un manuel de français.

Un professeur d’école, justement, rêve d’ajouter à sa collection un lépidoptère rarissime, le Drurya antimachus, qu’on ne rencontre que dans les forêt sombres de l’Afrique infernale. Avec les meilleurs de ses amis, il monte une expédition, qui doit rejoindre le continent espéré au terme d’une longue croisière évidemment. La veille du départ, il tombe par hasard (mais le hasard existe-t-il ?) sur une improbable boutique qui rappelle le « bouffon caratique » de Théodore Sturgeon : un « réparateur de papillons ». Ce dernier fait face à d’incroyables défis, comme « rehausser le vert d’un papillon de Children ». Bref, le professeur y découvre un trésor inespéré : une boite de trois Druryas qu’il acquière aussitôt (pour une somme, probablement ruineuse, qui n’est pas précisée). Sa boite sous le bras, il s’empresse de réunir ses potes et leur jette un « on ne part plus » à la figure, commettant l’imprudence de leur dévoiler illico sa trouvaille. Le plus âgé des lépidoptéristes, le plus sage dit le texte, prend une grande inspiration et comme la maison des petits cochons, pulvérise les trois druryas. Le brave homme après bien des larmes, comme dirait Brassens, finit par se consoler, sûrement sur le pont du navire en vue des belles rives africaines.

Un peu plus tard, au début des années 70, vers mes onze ans, alors que venait de débuter ma passion entomologique dévorante, je découvris dans un Larousse de poche magnifiquement illustré (et que je vous recommande), que le fameux lépidoptère n’était plus dénommé Drurya mais Papilio, qu’il s’agissait du plus grand des papillons africains (jusqu’à 25 cm d’envergure) et que la forme de ses ailes, longue et étroite était absolument originale. Cerise sur le gâteau, l’abrégé révélait que le corps d’antimachus contenait assez de poison pour tuer six chats ! (Drôle d’idée, mais cette toxicité protège l’espèce à laquelle on ne connait de prédateur que l’homme). A peu près à la même époque, je découvris un spécimen d’antimachus au muséum d’histoire naturelle de Rabat, que j’eus la chance d’habiter à mon adolescence (Rabat, pas le muséum). Ce fut le début d’une relation de fascination qui perdure lorsque je contemple les deux exemplaires de ma collection.

Toujours est-il que d’antimachus je n’ai plus guère entendu parler jusqu’à ces derniers jours où j’eus la surprise d’apprendre dans « le Monde » qu’une expédition venait de se rendre en Centrafrique à sa poursuite, plus précisément à celle de sa chenille et de sa plante hôte, à ce jour encore inconnues.

Antimachus fut décrit par Drury, un orfèvre londonien qui, à partir de 1789, alors que d’autres faisaient la révolution, se consacra totalement à une passion autrement plus noble : l’entomologie. Amassant une immense collection de plus de onze mille lépidoptères (sur les 20 000 connus à l’époque), il se lia d’amitié avec Fabricius et correspondit avec Linné. Entre 1770 et 1787, il édita trois volumes intitulés « Illustrations of Natural History ». J’imagine que c’est pour cette raison que le genre fut initialement baptisé « Drurya ».

J’ai retrouvé sur le Net le manuscrit, numérisé, où Drury décrivit pour la première fois l’antimachus, en 1782. Il y dépeint minutieusement l’insecte, dessiné sur la première planche de l’ouvrage : large de « près de 8 pouces et demi », à l’abdomen « couleur d’argile » et explique qu’il a reçu ce spécimen, jamais décrit, de Sierra Leone. Au cours des deux derniers siècles, pas grand-chose de plus ne fut appris sur Antimachus. Sa femelle, plus petite mais incomparablement plus rare que le mâle, car elle ne quitte jamais la canopée, à quelques 50 mètres au-dessus du sol, fut découverte par une expédition de Lord Rothschild, en 1915.

Mais ne voilà-t-il pas qu’un entomologiste moderne, lointain héritier de Drury, vient de se mettre en tête de découvrir la forme larvaire d’Antimachus (sa chenille pour les béotiens que vous êtes) et la plante qui lui donne le gite et le couvert. Hélas, l’expédition Lobaye, au terme de trois courageuses semaines passées sur la canopée centrafricaine, a fait chou blanc, si l’on peut dire. Malgré les semaines de préparation, le recours à d’audacieux grimpeurs, spécialistes de l’escalade des arbres les plus immodestes, et une soif de connaissance qu’on ne peut mettre en doute, point de chenille, point d’œufs, point de plante-hôte.

En 2020, 238 ans après sa description princeps, Antimachus, orgueilleusement reclus dans sa canopée, n’a pas condescendu à livrer ses secrets.

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