Jeu de miroirs
Curieusement, le côté introspectif de « Drive my car », le film de Ryusuke Hamaguchi dont le titre reprend celui d’un tube des Beatles, m’a fait penser à Solaris, film magnifique qu’Andrei Tarkovski mettait en scène en 1972 d’après le roman de Stanislas Lem. Son remake en 2002 par Steven Soderbergh, avec George Clooney, n’était pas mal non plus. Sur une planète lointaine, constituée d’un océan plasmatique pensant, un homme remonte le fil de son passé en rencontrant la femme qu’il a aimée et qui s’est suicidée.
Dans « Drive my car », d’après une nouvelle d’Haruki Murakami, le héros met en scène à Hiroshima « mon oncle Vania », une pièce de Tchekhov, dont les dialogues ne cessent d’interroger sa propre existence. Les organisateurs de la représentation le contraignent à accepter que sa voiture, une turbo rouge vintage qui lui est particulièrement chère, soit conduite par un chauffeur. Celui-ci se révèle être une jeune femme de 23 ans, l’âge qu’aurait eu sa fille si elle avait vécu.
Du moment où il accepte finalement « d’être conduit » par celle qui, inconsciemment, est une image de cet enfant symbole d’une perte irrémédiable, ce lâcher prise l’entraine à remonter lui aussi le fil de son passé. Deux rencontres vont jalonner ce chemin de reconstruction : celle de la jeune femme, tout d’abord, parce que l’un et l’autre ont quelque chose de terrible à se faire pardonner, celle du jeune acteur, que sa femme lui avait présenté deux ans auparavant et auquel il impose d’incarner Vania.
Les deux hommes se confrontent, de la même façon que Drogo et le vieil officier sur le chemin qui mène au fort du désert des tartares, comme une représentation mutuelle de chacun à deux âges de la vie. Les confidences douces-amères qu’ils vont se faire l’un à l’autre, autour d’un verre d’alcool, en évoquant la femme qu’ils ont aimée, vont leur révéler l’essence même de leur intériorité et les liens équivoques qu’ils avaient avec elle.
J’ai aussi songé à « Celui qui lisait les tombes » de Théodore Sturgeon : un homme perd sa femme dans une voiture – là encore, la voiture comme métaphore du chemin de vie – conduite par un autre homme. Au cimetière, il rencontre un homme qui lui apprend à « lire les tombes », dans le but de comprendre ce que la disparue lui dissimulait… Finalement, la connaissance approfondie de l’âme humaine qu’il va acquérir le fait ultimement renoncer à dévoiler cette part obscure, ce sombre vortex de celle qu’il pensait l’avoir abandonné.
Trois belles histoires d’amour, qui évoquent chacune une facette de ce lieu caché, cet inatteignable, cette porte fermée dans les dédales du bonheur…